Ce récit est une histoire vraie. Jean-Luc Debry s’est inspiré de ce qu’a vécu son père, un jeune rouennais pressé de s’engager dans l’armée française, fin 1944, pour aller combattre le nazisme. Finalement, il se retrouvera dans l’Est algérien, à Sétif, au moment où éclatait une révolte anticoloniale…
Juin 1944. Rouen agonise sous une pluie de bombes alliées. Les gens sont terrés dans des caves. Les uns prient. Les autres sursautent en pleurant. Des dizaines de familles s’entassent dans des abris antiaériens inondés et malsains pendant des jours et des jours. Dehors, des chapelets de projectiles pulvérisent les rues. Les murs vibrent dangereusement. À la fin de la Semaine rouge, la ville est en partie détruite. Un amoncellement de gravats puant la charogne se consume. Hôpitaux et cimetières sont saturés. Six cents tonnes de bombes tomberont sur Rouen cette année-là.
Notre jeune ami a dix-huit ans quand l’armée allemande quitte la ville. Les escadrilles de la RAF pourchassent l’occupant en déroute. Les convois ennemis sont la proie des flammes. Apocalypse et démesure. Joie inhumaine. Les habitants s’enhardissent et font main basse sur les bottes des cadavres boches pas trop amochés. L’odeur des Allemands grillés vifs flotte dans l’air. Malheur aux vaincus. Les « femmes indignes » sont offertes, le crâne rasé, en pâture à la foule.
Les flirts, le jazz... et le commerce mènent la danse. Tout se vend, vestes, brodequins, pneus, parachutes, avec la bénédiction de l’armée américaine. Grisés par l’absence de scrupule des libérateurs, les voyous deviennent d’excellents entrepreneurs. Au milieu de ce joyeux bordel, un bureau de recrutement s’est ouvert. La guerre n’est pas finie. L’armée française se réorganise et cherche des volontaires. Notre jeune homme entend se libérer de l’étreinte étouffante de sa mère, dire adieu à l’usine, faire chier son père (antimilitariste rescapé de la boucherie de 14-18) et se battre pour une bonne cause. Tout un programme.
« Nous nous étions imaginés assis sur un char Sherman, avec pour objectif la Forêt noire et le nid d’aigle de Berchtesgaden… » Raté. « Les libérateurs remontent vers l’Est tandis que nous descendons vers le Sud. L’Histoire va dans un sens et nous dans l’autre », constate amèrement le bleu. Sales, assoiffés et affamés, les jeunes recrues arrivent à Marseille pour embarquer sur le Sidi-Aïssa, une épave flottante. Direction l’Algérie. Le vieux cargo grince dans le mauvais temps et il n’est pas le seul. Pataugeant sur un tapis gluant de vomissures et de graisse, les soldats s’attendent à couler à tout moment. Puis, la baie d’Alger se dessine à l’horizon.
8 mai 1945. L’Allemagne nazie capitule. Partout on célèbre la victoire de la démocratie. Les drapeaux alliés fleurissent. Le soleil cogne dur. « À Sotteville, il pleut sûrement car il y pleut toujours », marmonne le déraciné. C’est un autre type de pluie qui s’abat sur Sétif. Les croiseurs Dugay-Trouin et Le Triomphant pilonnent la région. On dit que les « ennemis de la France » s’y tapissent. En général, les colons, gens bien aimables avec leur sympathique accent, parlent plutôt de melons et de bicots.
Le patos venu de la grise Normandie goutte aux mille parfums des marchés et à l’exubérance de la végétation. Glycines, jasmins, aubépines, chèvrefeuilles et bougainvilliers le charment et l’étourdissent. Le paradis s’arrête là. Dans la montagne, c’est l’enfer. Au milieu d’une troupe portée sur le concours de pets, le Rouennais contemple les champignons de poussière qui poussent dans le paysage. Des obus pulvérisent des maisons en torchis. « Maintien de l’ordre », assurent les officiers dans les zones de nettoyage. « Légitime défense », renchérissent les Pieds-noirs organisés en milices qui exécutent un père quand le fils est insaisissable, un neveu pour punir l’oncle… Parties de chasse ordinaire. « Les melons se reproduisent comme des lapins », lancent des comiques.
Bateaux, avions, blindés, troupes incendient les maisons, déciment les troupeaux, détruisent les puits, fauchent les corps. Un conseil tombe : « Faut pas que tu raisonnes comme si tu étais à Rouen. Adapte toi au pays... »
17 mai 1945. Le 7ème régiment de tirailleurs algériens débarque en fanfare. Les « indigènes » se sont couverts de gloire en Italie, en Provence et en Alsace. Nombre d’entre eux sont natifs de Sétif. Quelle Algérie les attend ? Leurs familles et leurs voisins ont été mitraillés, violés, brûlés vifs. Le soulèvement de mai 1945 a fait une centaine de victimes européennes dans la région de Sétif. Selon le consul général américain d’Alger, la répression aurait fait pas moins de 45 000 morts chez les indigènes.
Avec un talent littéraire évident, Jean-Luc Debry nous offre un récit qui coupe le souffle. En s’appuyant à la fois sur des recherches historiques et sur les souvenirs de son père, son texte s’apparente presque à un témoignage. Il restitue par ailleurs des moments sanglants longtemps occultés. Le 8 mai 1945, la population musulmane fut en effet autorisée à manifester dans toute l’Algérie pour célébrer la victoire des Alliés contre l’Allemagne nazie.
La liesse dérapa à Sétif quand la police fit feu sur un jeune homme qui brandissait le drapeau indépendantiste algérien. Le nombre d’indigènes tués par la police et les tirailleurs sénégalais ce jour-là ne sera jamais connu. Le poète Kateb Yacine fut témoin de cette barbarie commise un jour où l’on fêtait le retour de la démocratie. La censure militaire étouffa cette fâcheuse coïncidence. À gauche, le PCF accusa les chefs nationalistes d’être des provocateurs à la solde d’Hitler et exigea que les meneurs soient passés par les armes. On sait aujourd’hui que le colonialisme, l’ignorance et la désinformation n’avaient pas fini de martyriser l’Algérie…
- Jean-Luc Debry, Le soldat françaoui – De Sotteville à Sétif, éditions L’Insomniaque. 98 pages. 10 euros.
Paco, 22 mars 2007
Juin 1944. Rouen agonise sous une pluie de bombes alliées. Les gens sont terrés dans des caves. Les uns prient. Les autres sursautent en pleurant. Des dizaines de familles s’entassent dans des abris antiaériens inondés et malsains pendant des jours et des jours. Dehors, des chapelets de projectiles pulvérisent les rues. Les murs vibrent dangereusement. À la fin de la Semaine rouge, la ville est en partie détruite. Un amoncellement de gravats puant la charogne se consume. Hôpitaux et cimetières sont saturés. Six cents tonnes de bombes tomberont sur Rouen cette année-là.
Notre jeune ami a dix-huit ans quand l’armée allemande quitte la ville. Les escadrilles de la RAF pourchassent l’occupant en déroute. Les convois ennemis sont la proie des flammes. Apocalypse et démesure. Joie inhumaine. Les habitants s’enhardissent et font main basse sur les bottes des cadavres boches pas trop amochés. L’odeur des Allemands grillés vifs flotte dans l’air. Malheur aux vaincus. Les « femmes indignes » sont offertes, le crâne rasé, en pâture à la foule.
Les flirts, le jazz... et le commerce mènent la danse. Tout se vend, vestes, brodequins, pneus, parachutes, avec la bénédiction de l’armée américaine. Grisés par l’absence de scrupule des libérateurs, les voyous deviennent d’excellents entrepreneurs. Au milieu de ce joyeux bordel, un bureau de recrutement s’est ouvert. La guerre n’est pas finie. L’armée française se réorganise et cherche des volontaires. Notre jeune homme entend se libérer de l’étreinte étouffante de sa mère, dire adieu à l’usine, faire chier son père (antimilitariste rescapé de la boucherie de 14-18) et se battre pour une bonne cause. Tout un programme.
« Nous nous étions imaginés assis sur un char Sherman, avec pour objectif la Forêt noire et le nid d’aigle de Berchtesgaden… » Raté. « Les libérateurs remontent vers l’Est tandis que nous descendons vers le Sud. L’Histoire va dans un sens et nous dans l’autre », constate amèrement le bleu. Sales, assoiffés et affamés, les jeunes recrues arrivent à Marseille pour embarquer sur le Sidi-Aïssa, une épave flottante. Direction l’Algérie. Le vieux cargo grince dans le mauvais temps et il n’est pas le seul. Pataugeant sur un tapis gluant de vomissures et de graisse, les soldats s’attendent à couler à tout moment. Puis, la baie d’Alger se dessine à l’horizon.
8 mai 1945. L’Allemagne nazie capitule. Partout on célèbre la victoire de la démocratie. Les drapeaux alliés fleurissent. Le soleil cogne dur. « À Sotteville, il pleut sûrement car il y pleut toujours », marmonne le déraciné. C’est un autre type de pluie qui s’abat sur Sétif. Les croiseurs Dugay-Trouin et Le Triomphant pilonnent la région. On dit que les « ennemis de la France » s’y tapissent. En général, les colons, gens bien aimables avec leur sympathique accent, parlent plutôt de melons et de bicots.
Le patos venu de la grise Normandie goutte aux mille parfums des marchés et à l’exubérance de la végétation. Glycines, jasmins, aubépines, chèvrefeuilles et bougainvilliers le charment et l’étourdissent. Le paradis s’arrête là. Dans la montagne, c’est l’enfer. Au milieu d’une troupe portée sur le concours de pets, le Rouennais contemple les champignons de poussière qui poussent dans le paysage. Des obus pulvérisent des maisons en torchis. « Maintien de l’ordre », assurent les officiers dans les zones de nettoyage. « Légitime défense », renchérissent les Pieds-noirs organisés en milices qui exécutent un père quand le fils est insaisissable, un neveu pour punir l’oncle… Parties de chasse ordinaire. « Les melons se reproduisent comme des lapins », lancent des comiques.
Bateaux, avions, blindés, troupes incendient les maisons, déciment les troupeaux, détruisent les puits, fauchent les corps. Un conseil tombe : « Faut pas que tu raisonnes comme si tu étais à Rouen. Adapte toi au pays... »
17 mai 1945. Le 7ème régiment de tirailleurs algériens débarque en fanfare. Les « indigènes » se sont couverts de gloire en Italie, en Provence et en Alsace. Nombre d’entre eux sont natifs de Sétif. Quelle Algérie les attend ? Leurs familles et leurs voisins ont été mitraillés, violés, brûlés vifs. Le soulèvement de mai 1945 a fait une centaine de victimes européennes dans la région de Sétif. Selon le consul général américain d’Alger, la répression aurait fait pas moins de 45 000 morts chez les indigènes.
Avec un talent littéraire évident, Jean-Luc Debry nous offre un récit qui coupe le souffle. En s’appuyant à la fois sur des recherches historiques et sur les souvenirs de son père, son texte s’apparente presque à un témoignage. Il restitue par ailleurs des moments sanglants longtemps occultés. Le 8 mai 1945, la population musulmane fut en effet autorisée à manifester dans toute l’Algérie pour célébrer la victoire des Alliés contre l’Allemagne nazie.
La liesse dérapa à Sétif quand la police fit feu sur un jeune homme qui brandissait le drapeau indépendantiste algérien. Le nombre d’indigènes tués par la police et les tirailleurs sénégalais ce jour-là ne sera jamais connu. Le poète Kateb Yacine fut témoin de cette barbarie commise un jour où l’on fêtait le retour de la démocratie. La censure militaire étouffa cette fâcheuse coïncidence. À gauche, le PCF accusa les chefs nationalistes d’être des provocateurs à la solde d’Hitler et exigea que les meneurs soient passés par les armes. On sait aujourd’hui que le colonialisme, l’ignorance et la désinformation n’avaient pas fini de martyriser l’Algérie…
- Jean-Luc Debry, Le soldat françaoui – De Sotteville à Sétif, éditions L’Insomniaque. 98 pages. 10 euros.
Paco, 22 mars 2007
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