Voici le texte de la « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie », dit Manifeste des 121, suivi de la première liste de ses signataires...
Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l’opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d’Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s’est ouverte il y a six ans.
De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d’hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu’ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée et qu’il importe de ressaisir, quelle que soit l’issue des événements.
Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n’a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l’Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l’équivoque persiste.
En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l’Etat a d’abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d’accomplir ce qu’il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s’est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu’elle exige d’être enfin reconnue comme communauté indépendante.
Ni guerre de conquête, ni guerre de « défense nationale », ni guerre civile, la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
C’est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elIe pas un sens nouveau ?
Le cas de conscience s’est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d’opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.
Arthur ADAMOV - Robert ANTELME - Georges AUCLAIR - Jean BABY - Hélène BALFET - Marc BARBUT - Robert BARRAT - Simone de BEAUVOIR - Jean-Louis BEDOUIN - Marc BEIGBEDER - Robert BENAYOUN - Maurice BLANCHOT - Roger BLIN - Arsène BONNAFOUS-MURAT - Geneviève BONNEFOI - Raymond BORDE - Jean-Louis BORY - Jacques-Laurent BOST - Pierre BOULEZ - Vincent BOUNOURE - André BRETON - Guy CABANEL - Georges CONDAMINAS - Alain CUNY - Dr Jean DALSACE - Jean CZARNECEI - Adrien DAX - Hubert DAMISCE - Bernard DORT - Jean DOUASSOT - Simone DREYFUS - Marguerite DURAS - Yves ELLEOUËT - Dominique ÉLUARD - Charles ESTIENNE - Louis-René des FORETS - Dr Théodore FRAENKEL - André FRENAUD - Jacques GERNET - Edouard GLISSANT - Anne GUÉRIN - Daniel GUÉRIN - Jacques HOWLETT - Edouard JAGUER - Pierre JAOUEN - Gérard JARLOT - Robert JAULIN - Alain JOUBERT - Henri KREA - Robert LAGARDE - Monique LANGE - Claude LANZMANN - Robert LAPOUJADE - Henri LEFEBVRE - Gérard LEGRAND - Michel LEIRIS - Paul LEVY - Jérôme LINDON - Eric LOSFELD - Robert LOUZON - Olivier de MAGNY - Florence MALRAUX - André MANDOUZE - Maud MANNONI - Jean MARTIN - Renée MARCEL-MARTINET - Jean-DanieI MARTINET - Andrée MARTY-CAPGRAS - Dionys MASCOLO - François MASPERO - André MASSON - Pierre de MASSOT - Jean-Jacques MAYOUX - Jehan MAYOUX - Théodore MONOD - Marie MOSCOVICI - Georges MOUNIN - Maurice NADEAU - Georges NAVEL - Claude OLLIER - Hélène PARMELIN - Marcel PÉJU - José PIERRE - André PIEYRE de MANDIARGUES - Edouard PIGNON - Bernard PINGAUD - Maurice PONS - J.-B. PONTALIS - Jean POUILLON - Denise RENE - Alain RESNAIS - Jean-François REVEL - Alain ROBBE-GRILLET - Christiane ROCHEFORT - Jacques-Francis ROLLAND - Alfred ROSMER - Gilbert ROUGET - Claude ROY - Marc SAINTSAENS - Nathalie SARRAUTE - Jean-Paul SARTRE - Renée SAUREL - Claude SAUTET - Jean SCHUSTER - Robert SCIPION - Lonis SEGUIN - Geneviève SERREAU - Simone SIGNORET - Jean-Claude SILBERMANN - Claude SIMON - SINÉ - René de SOLIER - D. de la SOUCHERE - Jean THIERCELIN - Dr René TZANCK - VERCORS - J.-P. VERNANT - Pierre VIDAL-NAQUET - J.-P. VIELFAURE - Claude VISEUX - YLIPE - René ZAZZO.
Un mouvement très important se développe en France, et il est nécessaire que l’opinion française et internationale en soit mieux informée, au moment où le nouveau tournant de la guerre d’Algérie doit nous conduire à voir, non à oublier, la profondeur de la crise qui s’est ouverte il y a six ans.
De plus en plus nombreux, des Français sont poursuivis, emprisonnés, condamnés, pour s’être refusés à participer à cette guerre ou pour être venus en aide aux combattants algériens. Dénaturées par leurs adversaires, mais aussi édulcorées par ceux-là mêmes qui auraient le devoir de les défendre, leurs raisons restent généralement incomprises. Il est pourtant insuffisant de dire que cette résistance aux pouvoirs publics est respectable. Protestation d’hommes atteints dans leur honneur et dans la juste idée qu’ils se font de la vérité, elle a une signification qui dépasse les circonstances dans lesquelles elle s’est affirmée et qu’il importe de ressaisir, quelle que soit l’issue des événements.
Pour les Algériens, la lutte, poursuivie, soit par des moyens militaires, soit par des moyens diplomatiques, ne comporte aucune équivoque. C’est une guerre d’indépendance nationale. Mais, pour les Français, quelle en est la nature ? Ce n’est pas une guerre étrangère. Jamais le territoire de la France n’a été menacé. Il y a plus : elle est menée contre des hommes que l’Etat affecte de considérer comme français, mais qui, eux, luttent précisément pour cesser de l’être. Il ne suffirait même pas de dire qu’il s’agit d’une guerre de conquête, guerre impérialiste, accompagnée par surcroît de racisme. Il y a de cela dans toute guerre, et l’équivoque persiste.
En fait, par une décision qui constituait un abus fondamental, l’Etat a d’abord mobilisé des classes entières de citoyens à seule fin d’accomplir ce qu’il désignait lui-même comme une besogne de police contre une population opprimée, laquelle ne s’est révoltée que par un souci de dignité élémentaire, puisqu’elle exige d’être enfin reconnue comme communauté indépendante.
Ni guerre de conquête, ni guerre de « défense nationale », ni guerre civile, la guerre d’Algérie est peu à peu devenue une action propre à l’armée et à une caste qui refusent de céder devant un soulèvement dont même le pouvoir civil, se rendant compte de l’effondrement général des empires coloniaux, semble prêt à reconnaître le sens.
C’est, aujourd’hui, principalement la volonté de l’armée qui entretient ce combat criminel et absurde, et cette armée, par le rôle politique que plusieurs de ses hauts représentants lui font jouer, agissant parfois ouvertement et violemment en dehors de toute légalité, trahissant les fins que l’ensemble du pays lui confie, compromet et risque de pervertir la nation même, en forçant les citoyens sous ses ordres à se faire les complices d’une action factieuse et avilissante. Faut-il rappeler que, quinze ans après la destruction de l’ordre hitlérien, le militarisme français, par suite des exigences d’une telle guerre, est parvenu à restaurer la torture et à en faire à nouveau comme une institution en Europe ?
C’est dans ces conditions que beaucoup de Français en sont venus à remettre en cause le sens de valeurs et d’obligations traditionnelles. Qu’est-ce que le civisme lorsque, dans certaines circonstances, il devient soumission honteuse ? N’y a-t-il pas des cas où le refus est un devoir sacré, où la « trahison » signifie le respect courageux du vrai ? Et lorsque, par la volonté de ceux qui l’utilisent comme instrument de domination raciste ou idéologique, l’armée s’affirme en état de révolte ouverte ou latente contre les institutions démocratiques, la révolte contre l’armée ne prend-elIe pas un sens nouveau ?
Le cas de conscience s’est trouvé posé dès le début de la guerre. Celle-ci se prolongeant, il est normal que ce cas de conscience se soit résolu concrètement par des actes toujours plus nombreux d’insoumission, de désertion, aussi bien que de protection et d’aide aux combattants algériens. Mouvements libres qui se sont développés en marge de tous les partis officiels, sans leur aide et, à la fin, malgré leur désaveu. Encore une fois, en dehors des cadres et des mots d’ordre préétablis, une résistance est née, par une prise de conscience spontanée, cherchant et inventant des formes d’action et des moyens de lutte en rapport avec une situation nouvelle dont les groupements politiques et les journaux d’opinion se sont entendus, soit par inertie ou timidité doctrinale, soit par préjugés nationalistes ou moraux, à ne pas reconnaître le sens et les exigences véritables.
Les soussignés, considérant que chacun doit se prononcer sur des actes qu’il est désormais impossible de présenter comme des faits divers de l’aventure individuelle ; considérant qu’eux-mêmes, à leur place et selon leurs moyens, ont le devoir d’intervenir, non pas pour donner des conseils aux hommes qui ont à se décider personnellement face à des problèmes aussi graves, mais pour demander à ceux qui les jugent de ne pas se laisser prendre à l’équivoque des mots et des valeurs, déclarent :
- Nous respectons et jugeons justifié le refus de prendre les armes contre le peuple algérien.
- Nous respectons et jugeons justifiée la conduite des Français qui estiment de leur devoir d’apporter aide et protection aux Algériens opprimés au nom du peuple français.
- La cause du peuple algérien, qui contribue de façon décisive à ruiner le système colonial, est la cause de tous les hommes libres.
Arthur ADAMOV - Robert ANTELME - Georges AUCLAIR - Jean BABY - Hélène BALFET - Marc BARBUT - Robert BARRAT - Simone de BEAUVOIR - Jean-Louis BEDOUIN - Marc BEIGBEDER - Robert BENAYOUN - Maurice BLANCHOT - Roger BLIN - Arsène BONNAFOUS-MURAT - Geneviève BONNEFOI - Raymond BORDE - Jean-Louis BORY - Jacques-Laurent BOST - Pierre BOULEZ - Vincent BOUNOURE - André BRETON - Guy CABANEL - Georges CONDAMINAS - Alain CUNY - Dr Jean DALSACE - Jean CZARNECEI - Adrien DAX - Hubert DAMISCE - Bernard DORT - Jean DOUASSOT - Simone DREYFUS - Marguerite DURAS - Yves ELLEOUËT - Dominique ÉLUARD - Charles ESTIENNE - Louis-René des FORETS - Dr Théodore FRAENKEL - André FRENAUD - Jacques GERNET - Edouard GLISSANT - Anne GUÉRIN - Daniel GUÉRIN - Jacques HOWLETT - Edouard JAGUER - Pierre JAOUEN - Gérard JARLOT - Robert JAULIN - Alain JOUBERT - Henri KREA - Robert LAGARDE - Monique LANGE - Claude LANZMANN - Robert LAPOUJADE - Henri LEFEBVRE - Gérard LEGRAND - Michel LEIRIS - Paul LEVY - Jérôme LINDON - Eric LOSFELD - Robert LOUZON - Olivier de MAGNY - Florence MALRAUX - André MANDOUZE - Maud MANNONI - Jean MARTIN - Renée MARCEL-MARTINET - Jean-DanieI MARTINET - Andrée MARTY-CAPGRAS - Dionys MASCOLO - François MASPERO - André MASSON - Pierre de MASSOT - Jean-Jacques MAYOUX - Jehan MAYOUX - Théodore MONOD - Marie MOSCOVICI - Georges MOUNIN - Maurice NADEAU - Georges NAVEL - Claude OLLIER - Hélène PARMELIN - Marcel PÉJU - José PIERRE - André PIEYRE de MANDIARGUES - Edouard PIGNON - Bernard PINGAUD - Maurice PONS - J.-B. PONTALIS - Jean POUILLON - Denise RENE - Alain RESNAIS - Jean-François REVEL - Alain ROBBE-GRILLET - Christiane ROCHEFORT - Jacques-Francis ROLLAND - Alfred ROSMER - Gilbert ROUGET - Claude ROY - Marc SAINTSAENS - Nathalie SARRAUTE - Jean-Paul SARTRE - Renée SAUREL - Claude SAUTET - Jean SCHUSTER - Robert SCIPION - Lonis SEGUIN - Geneviève SERREAU - Simone SIGNORET - Jean-Claude SILBERMANN - Claude SIMON - SINÉ - René de SOLIER - D. de la SOUCHERE - Jean THIERCELIN - Dr René TZANCK - VERCORS - J.-P. VERNANT - Pierre VIDAL-NAQUET - J.-P. VIELFAURE - Claude VISEUX - YLIPE - René ZAZZO.
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