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Fils et petit-fils de Pieds-Noirs, Philippe Bouba est l’auteur d’un livre sur l’arrivée des Pieds-Noirs dans la région de Perpignan en 1962.
Étudiant à l’Université de Perpignan Via Domitia entre 1998 et 2004, Philippe Bouba a obtenu une maîtrise et un Master Recherche en Histoire contemporaine en menant un travail sur les Rapatriés d’Algérie dans les Pyrénées-Orientales. C’est cette recherche que les éditions Trabucaire ont récemment publiée.
Si Philippe Bouba accentue son travail sur le Roussillon, son livre permet plus largement de dessiner les contours sinueux de la communauté pied-noire. Un rappel qui n’est pas inutile tant les clichés et les idées reçues sont encore nombreux. Loin d’appartenir à un bloc religieux, géographique et politique homogène, les Pieds-Noirs sont le fruit de plusieurs migrations européennes vers l’Algérie. Les raisons de ces déplacements sont militaires, politiques, économiques.
Les premiers européens, des militaires français, arrivèrent en Algérie dans la seconde moitié du XIXe siècle. Suivirent des opposants politiques (républicains de 1848, exilés d’après le coup d’État de Napoléon III, Communards de 1871, Lorrains et Alsaciens fuyant leur annexion à l’Allemagne, républicains espagnols fuyant Franco...) et des immigrés économiques qui venaient s’établir sur cette nouvelle terre conquise par l’armée française. Occitans, Corses, Provençaux, Catalans, mais aussi Espagnols, Maltais, Italiens, Allemands, Suisses... vont s’installer notamment comme travailleurs agricoles dans cette France d’outre-Méditerranée. La plupart des étrangers n’avaient jamais mis les pieds en France métropolitaine avant leur venue en Algérie française. Certains gardèrent même leur nationalité. Des précisions qui rendent finalement impropre le terme de « Rapatriés » qui fut attribué à partir de 1962 à des gens qui n’avaient pas toujours la France comme patrie d’origine.
Certains Pieds-Noirs ne se reconnaissaient d’ailleurs pas comme rapatriés. Notamment ceux qui gardaient l’espoir de repartir en Algérie après leurs « vacances forcées ». Des organismes comme le Secours Catholique, considérant que la situation des Pieds-Noirs pouvait être temporaire, utilisait le mot « repliés » pour désigner le flot des réfugiés emportés par l’exode de 1962. Le PCF, assimilant globalement les Pieds-Noirs à l’OAS, utilisait aussi le mot « repliés » pour bien signifier qu’il souhaitait ardemment le retour des Pieds-Noirs en Algérie... Pour affiner le portrait complexe de la communauté pied-noire, il faut ajouter qu’elle est donc composée d’Européens (chrétiens ou athées), mais aussi de juifs séfarades. Écartelés entre France et Algérie, n’oublions pas le destin tragique des Harkis, les Français musulmans restés fidèles à la France.
Terminons cette présentation en donnant les raisons qui ont fait émerger le terme « Pieds-Noirs » dans la presse métropolitaine pendant la guerre l’Algérie, terme à présent validé par l’Académie française pour désigner les « Français d’Algérie ». Le terme vient probablement des chaussures portées par les Européens (belles chaussures noires des colons, godillots noirs des soldats du temps de la conquête, chaussures avec lesquelles les Pieds-Noirs jouaient au football...). Philippe Bouba mentionne également comme piste possible la teinture noire que les premiers colons mettaient sur leurs pieds pour lutter contre le paludisme.
Si 30.000 juifs séfarades partirent pour Israël, si d’autres Pieds-Noirs émigrèrent au Québec, en Argentine, en Australie, aux Antilles, en Espagne ou aux États-Unis, c’est dans les Pyrénées-Orientales que certains d’entre eux débarquèrent à partir du 27 mai 1962. Ce jour-là, le El Mansour, en provenance de Mers-el-Kébir, transportait neuf cents Pieds-Noirs qui accostèrent à Port-Vendres en chantant La Marseillaise et Le Chant des Africains. D’autres paquebots (El Djezaïr, le Kairouan, le Sidi-bel-Abbes, le Cazalet...), des cargos (le Canigou, le Rélizane...) et même des chalutiers (le Deux-Sourds, le Tout va bien, l’Émilia, l’Espérance...) firent traverser la mer à des milliers de familles qui n’emportaient avec elles que quelques valises. Parfois, des bateaux repartaient avec des soldats d’origine maghrébine démobilisés par l’armée française et reconduits dans leur pays devenu souverain pour y connaître un avenir plus qu’incertain...
Suite aux accords d’Évian, le gouvernement français avait prévu un exode massif à partir de toute l’Afrique du Nord. 400.000 rapatriés étaient attendus en quatre ans. Ce nombre fut atteint en six mois avec les seuls Pieds-Noirs d’Algérie. En 1962, près de 30.000 Pieds-Noirs arrivèrent dans les Pyrénées-Orientales. 15.000 s’installèrent à Perpignan, ville alors dirigée par Paul Alduy (père de « Chaussettes »), avec le soutien du Secours Catholique, puis d’associations de rapatriés, l’Anfanoma et le Ranfran. En citant des articles de l’Indépendant et du Travailleur catalan (journal du PCF dans les Pyrénées-Orientales) ou en recueillant des témoignages, Philippe Bouba montre que l’accueil des Pieds-Noirs par les « Patos » ne se fit pas sans heurts.
Les bals de village furent parfois agités et le climat politique était très tendu. Pour les militants anti-colonialistes du PCF ou du PSU, Pied-Noir rimait avec OAS ou, au moins, avec colon. La réalité était plus nuancée. Loin de la guerre civile prédite, les activités de la vingtaine d’individus de l’OAS-Métro à Perpignan se limitèrent à cinq plasticages et à quelques collages d’affiches. Quant à la « richesse » des Pieds-Noirs, Albert Camus, écrivain libertaire né en Algérie, avait pourtant, dès 1955, dans L’Express, expliqué que « 80% des Français d’Algérie ne sont pas des colons, mais des salariés ou des commerçants. Le niveau de vie des salariés, bien que supérieur aux Arabes, est inférieur à celui de la métropole. » Mais la caricature du Pied-Noir-colon « à cravache et à cigare » avait la peau dure.
L’historiographie sur ce sujet dans le Roussillon est pauvre. Philippe Bouba comble un vide avec un ouvrage proposant photos et documents originaux. Les témoignages vivants livrés par l’auteur donnent un relief intéressant à l’Histoire. Que ce soit un habitant de Port-Vendres, un ancien de l’OAS-Métro, une bénévole du Secours Catholique de Port-Vendres, des militants Pieds-Noirs anti-colonialistes (communistes, anarchistes, trotskyste), des Pieds-Noirs venus d’Alger, de Bône, de Ténès, de Beni-Saf, d’Oran..., tous apportent leur pièce au puzzle qui n’est pas prêt d’être terminé.
Parce qu’ils sont rarement mis en avant, saluons les témoignages de deux militants anarchistes Pieds-Noirs. Preuve que le couple Pied-Noir/OAS n’est pas une fatalité ! L’un, Miguel, fils d’un réfugié CNT-FAI espagnol, voyait d’un bon œil la rébellion algérienne contre le pouvoir colonial, mais n’envisageait pas de remplacer le propriétaire français par son homologue algérien. La religion et le recours au terrorisme creusaient aussi un fossé entre les anars espagnols et le FLN. S’ils n’adhéraient pas au mouvement insurrectionnel, les militants du Mouvement libertaire en exil opposaient néanmoins une résistance active aux agissements criminels de l’OAS.
Le second militant libertaire, Edward, avait 16 ans en 1962. Pour lui, le monde n’était pas partagé entre Français et Arabes, entre Pieds-Noirs et Patos, mais entre riches et pauvres, entre patrons et ouvriers. Il dénonce le ressentiment pied-noir qui rejette toujours la faute sur les gaullistes, les communistes, les Arabes… « Ils auraient dû tout mettre en œuvre afin de trouver ensemble, Français d’Algérie et Arabes, les solutions pour parvenir à vivre en harmonie, en autonomie, en autogestion, loin des schémas politiciens en provenance de métropole. À ce moment clef de leur Histoire, les Pieds-Noirs n’ont pas su se comporter en adultes, en êtres responsables. Il y a du reste de leur part, encore aujourd’hui, un véritable manque de réflexion sur leur situation actuelle. »
Philippe Bouba, L’Arrivée des Pieds-Noirs en Roussillon en 1962, éditions Trabucaire, 178 pages. 15€.
Paco, membre de la Conspiration internationale des clowns radicaux, est journaliste, chroniqueur pour "Entre Algérie et France" et l’auteur de « Dansons la Ravachole ! » (roman noir et rouge) publié aux éditions Libertaires.